
Lettres de mon sapin
Pour garder espoir, nous laisserons la crèche et le sapin allumés jusqu’à la fin du confinement. La fantaisie Lettres de mon sapin fourmille dans ma tête pour m’aider à traverser cette période de 28 jours.

COUVRE-FEU – 28 JOURS
L’ART DE L’ARCHITECTE

Je sais. J’accuse un retard. Que voulez-vous! Mon client n’a cessé de tergiverser, de changer d’idée, de me faire reprendre mon travail de A à Z, un véritable embrouillamini. Il me commande de nouveaux changements dans l’allure de sa résidence. Je m’exécute, le client a toujours raison, non? Et le voilà six pieds sous terre sans que j’aie pu lui montrer la dernière version de mes plans.
Ah oui! Vous voulez savoir! Et bien l’histoire débute ainsi.

Lors de nos premiers débroussaillages d’idées, je rencontre un jeune trentenaire mordu de bandes dessinées, et en particulier des châteaux qu’elles contiennent. Il en réclame un largement fenestré, à faire ériger sur les rives du canal dans lequel l’immeuble se mirerait jour et nuit.
L’art de l’architecte?
Concrétiser les fantasmes utopiques du client, n’est-ce pas!

Côté jardin, on devinerait à travers la porte française les arbres matures se déployer tout à côté d’un rocher,

et les lierres grimper à son flanc.

Je lui propose d’ajouter une touche d’élégance au cadrage en sculptant sa silhouette dans le marbre, proposition à laquelle il donne son aval d’un air hautain.
Quand la fortune ne pose aucun frein aux désirs, pourquoi s’en priver?
D’ailleurs, je me demande d’où provenaient les avoirs de mon client excentrique, originaire d’une famille modeste d’une génération à la suivante. Je présume donc que sa richesse origine d’un gain à la loterie ou au casino. Pourquoi m’en inquiéterai-je? Il paie rubis sur l’ongle, je ne peux demander mieux. Allez, assez spéculé, je m’installe à ma table à dessin pour tirer des lignes, tracer des angles avec les équerres, ou des arcs avec le compas.

De la mezzanine à laquelle il se rendrait par l’escalier en grès coquillier, il plongerait son regard dans les ogives ou le laisserait folâtrer dans les glaces qui chavirent le décor sans dessus dessous, suggestion qui enflamme le nouveau « maître du monde ».

Il réclame un âtre aussi vaste qu’une salle de bal… j’exagère à peine. Je réquisitionne le meilleur forgeron apte à fabriquer la crémaillère et les chenets pour donner du panache au foyer.
Sans nouvelles de mon client, je range les plans du château, mes crayons et mes équerres, je décommande le forgeron. Je me tourne vers les appels d’offres pour soumissionner sur des projets architecturaux passionnants.
Après plus de cinq années de silence, mon client surgit déguenillé, la falle basse, timoré. Il m’implore de reprendre mon travail à partir du point A. Son rêve de château décimé comme peau de chagrin, il me suggère de lui dessiner un immeuble tout en hauteur, aussi mince qu’une feuille de papier avec, à ses pieds, un jardinet sur le bord du canal. Son besoin d’être près de l’eau ne s’estompe pas, fort heureusement.
Sauf que cette fois-ci, aucun acompte provisionnel ne m’amène à démarrer le projet. Surpris, j’apprends son décès dans des circonstances ténébreuses, un règlement de compte de la mafia comme on le raconte au journal télévisé.
Je passe me recueillir sur sa stèle dans un jardinet de province. Le Bonhomme en pain d’épices devenu maître du monde sommeille dans la terre de ses ancêtres, aussi nu qu’un vermisseau.

© Véronique Morel 2021, texte et photos
L’art de l’architecte, Luc Noppen – Marc Grignon, éd. Musée du Québec, 1983