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À marcher sur le versant descendant de la vie, il arrive que les yeux intérieurs mènent aux berges de l’enfance, dans ce monde nourri de spectres, de fantaisies, d’abandons.
La voyageuse retrouve son cimetière. La boîte aux morts lui arrivait aux épaules à l’âge de quatre ans; aujourd’hui, à la cuisse. Ce qu’elle a grandi! Elle doit s’agenouiller pour porter son regard dans les cavités mystérieuses.
La septuagénaire recrée les pèlerinages, chamboulée par la résurgence de ses peines.
Une fleur de pissenlit, ratatinée, témoigne de son premier détachement. Elle l’avait bisoutée en guise d’adieu, avant de l’encastrer dans un trou de la brique.
Chaque jour se nourrissait d’une nouvelle sépulture : une feuille morte; une cocotte, une couleuvre; une roche trouvée près de l’eau; une rainette… En soustrayant de sa vue les êtres vivants ou les objets précieux, l’enfant noyait, dans les abîmes de son âme, les meurtrissures qui la dévoraient. Elle explorait la face cachée de la vie : un endroit où ses amis imaginaires l’accompagnant dans ses jeux seraient privés de son affection, de ses câlineries.
« C’est quoi sté barbouillages-là? » La voix, projetée sur les volutes de fumée échappées du fourneau de la pipe de son père, pétrifie l’enfant. Humiliée, elle abandonne les crayons. Ses dessins chiffonnés gisent entre des troncs d’arbre : un collier de larmes suspendu à un croissant de lune; un chat à trois pattes; une maison en flammes; un oiseau s’écrasant au sol. Le vent, le froid, l’infiltration d’eau auront délavé les couleurs, détrempé le papier, décharné à tout jamais la créativité de la fillette.
Le jour de ses sept ans, elle avait déposé sa première dent de lait dans une ouverture dentelée du grenier de son cimetière.
De même pour ses cheveux! La fillette avait retrouvé une mèche au pied de la boîte aux morts le lendemain de la catastrophe. Infestée de poux, la chevelure brune ondulée avait succombé à chaque coup de ciseaux comme l’arbre à chacun de la hache. L’enfant et le géant des bois enduraient une telle violence : l’arrachement à leur essence vitale!
La visiteuse tournoie autour de l’index une frange grise qui lui couvre l’œil gauche en étouffant de ses lèvres le chagrin qui l’envahit. Sa mère l’avait grondée en lui rasant la tête : « Arrête de pleurnicher, braillarde! Ça va pas te faire mourir! » Sa mère se trompait. L’enfant était morte à elle-même ce jour-là, aux fantaisies qui l’habitaient, aux personnages d’outre-tombe qui la visitaient dans ses sombres pensées.
Comment pouvait-elle encore se déplacer dans le monde des vivants après toutes ces années d’errance?
La femme détaille ces cavernes de sépultures avec tendresse. La boîte aux morts lui appartient. Cachée sous les arbres près du ruisseau, aucune autre personne ne l’a débusquée. Grâce à la boîte aux morts, la fillette a su apprivoiser les affres de sa vie.
Soudain, une larme s’étrangle dans sa gorge. Ses yeux croisent le caveau dans lequel repose sa poupée?
La consigne donnait froid dans le dos : il fallait partir vitement, à la nuit de la lune noire, fuir. Avec un minimum de bagages pour ne pas s’alourdir. De quel courroux la famille devait-elle se prémunir? De quelle infraction l’accablait-on? La Justice débusque les criminels et les condamne. Son père mourra en prison.
Décontenancée, la brunette avait couru jusqu’à la boîte aux morts, la poupée serrée contre son cœur.
« Je ne veux pas que tu disparaisses par leur faute, Artémise. Je vais t’ensevelir pour t’épargner le mal qu’on pourrait te faire. Je serai seule à connaître notre secret, le lieu de ton dernier repos. »
D’un geste assuré, la fillette avait cassé le cou de sa poupée tressée en feuilles d’épi de maïs; la tête pendait, désarticulée. L’enfant l’avait aspergée de ses larmes avant de la coucher dans le caveau.
Les mains de la dame tremblent. Peut-elle seulement profaner ce lieu? S’il ne restait que de la poussière derrière la porte verrouillée d’un bandeau de bois! Devrait-elle plutôt garder en elle la survivance de sa poupée, fabriquée des mains aimantes de sa grand-mère?
Elle se signe et rebrousse chemin.
© Véronique Morel 2019, texte et photos
Photos prises au Jardin botanique de Montréal