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— Avoue! C’est tout de même extraordinaire! Une planche nous évite de marcher dans une flaque d’eau. D’autre part, les ponts immenses comme celui de San Francisco ou le pont de la Confédération, au Canada, sont de vrais cargos pour voitures! Il y a les ponts flottants, les traversiers, mais ça, c’est une histoire différente! Mes préférés? Ces magnifiques témoins du passé en pierre, en liane ou en bois!

— Oui. À cause de leur utilité qu’on tient régulièrement pour acquise, mais qui est primordiale. Le pont entre deux berges, entre deux cultures; l’accès à des possibles autrement irréalisables.

Les deux jeunes gens avaient longuement discuté, accoudés au parapet. Rien ne perturbait leur conversation, pas même les bousculades des piétons pressés ou si distraits qu’ils étaient insensibles à leurs propres pas. La noirceur prenait de l’âge lorsqu’ils ont quitté leurs assises en se donnant rendez-vous le lendemain.

*

Comme à l’accoutumée, il s’était réveillé les pieds dans la rivière, ses flancs étirés d’une rive à l’autre et ses reins endoloris offerts aux rayons du soleil levant! Avec moins d’entrain, toutefois. Il avait très mal dormi. La jalousie avait envahi son être comme la mousse, ses mollets variqueux.

Ses entrailles de Don Juan flétri — il en avait fait couler des pleurs, le fripon! — vouaient un attachement divin à Josianne et une complicité quasi sensuelle s’exprimait entre eux. De ses petons de fée, elle massait le dos courbé et vieilli de Bouju lors de ses aller-retour quotidiens.

Sa dulcinée se pâmait sur les charmes d’un pont en bois? Quel affront!

Tard, la veille, il l’avait sentie s’extasier de plaisir. Les yeux agrandis comme des billes, l’ingénue avait bu les paroles mielleuses qui giclaient du géant à l’accent campagnard. La barbe drue, les cheveux mêlés comme de la broche, le paysan du Nouveau-Monde lui avait roucoulé la magnificence des ponts couverts, ces lieux magiques, gardiens de souvenirs d’enfance et d’odeurs de foin coupé.

— Un pont couvert en bois, peint rouge… quelle classe peut-il avoir? se répétait Bouju, mortifié.

Il tentait de se convaincre qu’un petit pont de rien, dans un patelin perdu, est sans allure, sans grâce et certainement moins prestigieux.

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Toile de François Collin, reproduction autorisée

Lui, le noble Bouju, avec ses trois arcades en pierre de taille, son tablier bombé et ses remparts décorés, il suscitait la joie et l’émerveillement des passants alors que les touristes se pressaient pour l’admirer dans l’éclat de ses mille feux, au crépuscule.

Mais, il avait bien entendu le gaillard décrire la structure des ponts jumeaux de type Town : le treillis maillé des madriers et les minuscules ouvertures laissant à peine filtrer un rai lumineux.

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« Caché dans l’ombre », Crédit-photo: Élise Bilodeau, reproduction autorisée. Note sur les ponts couverts de Kiamika ici

— Ces ponts couverts ressemblent à une grotte suspendue au-dessus du néant. Aux premiers soirs d’été à l’aube de la nuit, les lucioles virevoltent dans des arabesques étincelantes et les amoureux profitent de cette muse étoilée pour échanger des mots doux s’amplifiant en promesses scellées par un baiser langoureux.

Trop achalandé pour permettre de tels épanchements, Bouju, le pont centenaire de Chartres, se prit à rêver d’être un pont couvert.

© Véronique Morel