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― La swamp l’a mangé.Franchir les regards

Les paroles de la vieillarde tombent de sa bouche édentée sur son chat qui sommeille.

Elle fusille le dehors à travers le carreau graisseux de la fenêtre. Son œil de lynx perçoit un miroitement d’air déranger la lumière échouée dans le cul-de-sac.

Le décor du bout de la rue est enchanteur : un boisé qui se jette dans la rivière. Certains envient la mégère d’y vivre; d’autres craignent l’endroit ensorcelé. La brume endort l’espace. Il fait sombre et gris, hiver moribond et printemps chialeur, débâcle au bas de la pente.

Deux gamins des environs bravent les lieux infestés de loups-garous, de crapauds et de musaraignes. Plus forts que les monstres, invincibles, ils se croient les héros d’abordage au milieu des ténèbres.

Ce jour-là, ils se faufilent dans les herbes hautes, à travers feuillus et conifères, le regard derrière le dos pour vérifier qu’on ne les pourchasse pas. Ils zigzaguent à pas feutrés, sautillant comme des cailloux. Sous une bâche se cache leur bateau de balsa qu’ils mettront à l’eau malgré l’interdiction parentale. Conquérir le monde, se surpasser, voguer vers l’inconnu, au-delà du réel; pourquoi pas?

La brunante ralentit la course des aventuriers entravée par des lianes, la mousse les portant avec de moins en moins d’assurance. Un cri déchire la pénombre; un hululement fractionne le silence en trépas. Une vipère broie leurs tripes, un étau leur enserre le crâne. Et le cœur là-dedans? Fou! Éperdument fou, dans une semonce à répétition : attention! Les explorateurs sont peut-être allés trop loin, armés de leur témérité. Les snoreaux terrifiés ressortent du marais en trébuchant, une botte en moins au pied, les mains vides, leur esquif cassé.

La sorcière voit des ombres plus grandes que nature s’amenuiser devant la peur. Elle sait que le marécage gourmand avale les rêves des enfants qui s’aventurent jusqu’au bout de la rue.

© Véronique Morel
« Franchir les regards », feutre sur papier de Myriam Anouk Augereau, reproduction autorisée